[Viva] Que révèle pour vous la crise actuelle ?
[Jean-paul Benoit] Si cette crise agit comme un révélateur, ce n’est pas sur l’état réel de notre système de santé en général et de l’hôpital en particulier. Les alertes n’ont pas manqué ces dernières années. Sur ces douze derniers mois, elles se sont encore accentuées : grève des personnels hospitaliers et des EHPAD, démissions des chefs de services, rejet du PLFSS par tous les syndicats et la mutualité… Les signaux rouges ne manquaient pas, on se souvient tous de ce panneau hélas prémonitoire dans les manifs : « Vous comptez les sous, nous compterons les morts ». Nous comptons les morts.
Par contre ce que révèle aux yeux de tous cette crise c’est que les « premiers de cordée » ne sont pas ceux qu’on nous avait complaisamment présentés, valeureux supers riches échappant à l’impôt et censés créer les richesses. Je ne peux m’empêcher de penser, s’agissant d’eux, aux mots de Jaurès : « parce que le milliardaire n’a pas récolté sans peine, il s’imagine qu’il a semé ». La lumière crue de la crise et du confinement qu’elle engendre fait apparaître de tout autres « premiers de cordée ». Les caissières, les livreurs, les petits commerçants alimentaires, les manutentionnaires, les aides à domicile, les aides soignantes, les infirmières, les brancardiers, les personnels des EHPAD, et plus généralement tous ces agents des services publics dont on stigmatisait récemment encore les régimes spéciaux de retraite, que sais-je encore… Ce sont ces femmes et ces hommes qui exercent ces métiers peu valorisés, souvent mal payés, et pour beaucoup sans statut leur permettant de se projeter dans un avenir professionnel. Leurs activités cruciales ruissellent et irriguent nos vies quotidiennes, les rendent simplement possibles même.
Quelles sont les principales causes de cette crise ?
L’économie n’échappe pas au phénomène. On ne jure, depuis des décennies, que par la rentabilité et la « rationalisation comptable » sur fond de dumping social, cette sinistre bourse qui joue au moins disant avec les conditions de vie des personnes. Or, nous voilà piégés. Nous manquons de masques, de produits révélateurs pour les tests, de respirateurs parce que stocker coûte cher et que l’efficience c’est gérer « à flux tendus » !
Mais c’est pour le système de santé que la lumière crue révèle le plus violemment une réalité blafarde. « Il y a à peine trois semaines, qui aurait pu imaginer que des malades d’une société riche puissent mourir devant des médecins désarmés et contraints à d’horribles choix ? Qui aurait pu penser qu’au XXIe siècle, des gens seraient abandonnés à leur sort dans des établissements pour personnes âgées, sans qu’on puisse même leur donner une sépulture ? » questionne le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix.
Voici des années que le mouvement mutualiste, et singulièrement les Mutuelles de France, alertent sur ces multiples crises laissées sans solution : crise de la médecine de premier recours, crise de l’hôpital public, crise des EHPAD, et j’en passe. Voici des mois, plus d’un an en vérité, que les professionnels de l’hôpital public crient leur désarroi, leur colère, de voir leurs établissements de soins transformés en entité quasi commerciale. Ils disent, jusque là en vain, leur inquiétude de voir, années après années, les coupes budgétaires asphyxier financièrement l’hôpital, encore 4 milliards dans la loi de « non-financement » de la sécurité sociale promulguée il n’y a pas quatre mois !
Et en effet, aucun des gouvernements qui se sont succédés depuis plus de dix ans n’a remis en cause la Loi Bachelot de juillet 2009, inspirée du rapport de Gérard Larcher. Pourtant, c’est cette loi qui précipite cet équipement public par excellence dans une logique commerciale. Cette logique nous revient collectivement en pleine figure. Seule l’extraordinaire mobilisation des soignants permet de limiter les dégâts.
Alors, je conçois que cette réalité qui apparaît au grand jour soit choquante. Surtout si elle se conjugue avec l’inquiétude que fait peser l’épidémie de Covid-19. Mais nous devons faire face.
Comment le monde mutualiste est frappé par l’épidémie et la crise qu’elle engendre ?
Nous faisons face en étant solidaires, en respectant les consignes de confinement, en épaulant le système de santé. Mais, à moyen terme, nous devons être convaincus qu’on ne pourra pas, et c’est tant mieux, recommencer comme avant, se noyer dans les chimères ultra-libérales qui nous coûtent si cher aujourd’hui.
Nous faisons face mais je ne prétendrai pas que c’est simple car nous avons plusieurs rôles à assumer. Nous sommes acteurs de santé. Inutile de vous dire que nous sommes sollicités à ce titre. Les adhérents mutualistes ont bien sûr besoin de leur complémentaire santé. Les patients qui fréquentent nos centres de santé ont besoin de leur médecin généraliste. Nous sommes également employeurs et nous devons protéger les femmes et les hommes qui sont nos salariés. Nous devons veiller à leur situation sanitaire. La pénurie de masques n’aide pas, c’est le moins que l’on puisse dire. Le décalage entre les discours du président et de son premier ministre et les réponses, ou non réponses, des administrations sur le terrain complique très sérieusement la situation.
Enfin, nous sommes un mouvement social de santé et on voit bien que cette crise nous interpelle. Pour l’heure, le monde mutualiste fait face.Quand cette crise sera terminée, il faudra en tirer les conséquences, les leçons. Nous apprendrons de cette crise mais et nous demanderons des comptes. Par nature, nous serons force de propositions et d’actions.
Y a-t-il une réponse mutualiste aux urgences d’aujourd’hui ?
Le mutualisme est, par essence, une réponse. Qui oserait affirmer aujourd’hui que la coopération, la mise en commun, ne sont d’aucune utilité ? L’analyse que nous portons depuis longtemps sur les crises et les dysfonctionnements du système de santé en France apparait aujourd’hui dans toute sa pertinence.
Non, le dogme libéral ne permet pas de bâtir un système de santé bénéficiant à tous, délivrant des soins de qualité en toute sécurité pour les personnels soignants et les patients. Non le marché ne permet pas de répondre efficacement aux besoins de santé, il ne permet pas de disposer du matériel nécessaire au moment opportun. Macron vient de le découvrir en pleine panique. Nous ferons en sorte qu’il ne l’oublie pas une fois la crise passée. Nous avons l’habitude de dire que la santé n’est pas une marchandise. Tout le monde voit bien pourquoi, aujourd’hui.
Le projet mutualiste porte l’exigence démocratique. Cette crise révèle, avec le confinement, la part du citoyen dans la destinée collective. Cet acte individuel de responsabilité qui nous est demandé et qui est une contrainte forte sur nos vies quotidiennes est nécessaire pour permettre à notre système de santé d’absorber tant bien que mal le choc épidémique. On ne peut pas aujourd’hui demander à chacun d’être responsable pour soi même et pour les autres et, demain, une fois la crise derrière nous, recommencer à penser et à décider à la place des citoyens. Les leçons que nous tirerons de la crise devront résulter du débat démocratique. Mais il est clair que ce que nous vivons interroge notre manière d’échanger et de produire dans le cadre d’une économie mondialisée, met en cause de manière radicale la pertinence du système libéral, bouleverse nos habitudes de vie et de travail, questionne, comme le dit Edgar Morin, notre capacité à faire « le tri entre l’important et le frivole » et remet au centre du jeu la qualité de la relation humaine.
Quelles seront les leçons à tirer de cette crise ?
Nous sommes en plein dans la crise et il est trop tôt pour en tirer efficacement les leçons. Mais ce qui me semble clair c’est que, je l’ai dit, cette crise agit comme un révélateur. Un révélateur de notre besoin vital de défendre le bien commun. Il est depuis trop longtemps sacrifié sur l’autel d’un mirage, celui de la réussite individuelle. Un révélateur de l’importance vitale de notre système de protection solidaire fondé sur le couple sécurité sociale/mutuelles, assurant un accès aux soins à tous sans la barrière de l’argent. Nous sommes si habitués à ce fonctionnement qu’il nous parait aller de soit. Il suffit pourtant de regarder dans les pays où cette solidarité n’existe pas, à commencer par le Etats Unis, pour mesurer combien sont encore aggravés les drames individuels. Nous sommes des mutualistes, ce que nous faisons, nous le faisons ensemble. Bien sûr nous avons besoin de l’excellence de chacun. Mais c’est en conjuguant les talents de tous, les capacités professionnelles, les engagements citoyens, l’humanisme que nous trouvons et que nous trouverons les bonnes solutions.
Source Viva le blog